Friday 17 October 2008

L'Innéisme psychologique (I): Chomsky et les capacités cognitives

Le problème posé par Chomsky, dans le premier chapitre de son livre Réflexions sur le langage (1975, traduit en français en 1981) est le suivant : comment est-il possible, qu’en dépit du fait que les hommes aient une expérience limitée et non organisée, ils parviennent à élaborer des systèmes de croyance qui sont a) convergents ; b) pragmatiquement corrects ; c) très complexes ? Pour Chomsky, seule l’hypothèse de l’innéisme permet de formuler la solution à ce problème. L’hypothèse de l’innéisme consiste à soutenir que l’homme parvient à constituer des systèmes de croyances avec les caractéristiques a, b et c parce que 1) elle postule que nos systèmes de croyance sont déterminés par des structures biologiques qui « destinent » les gens vers certains savoirs ; 2) elle affirme que les structures créées sont « adaptées à la nature des choses ».
Je vais examiner l’argumentation et la thèse de Chomsky dans le chapitre de ce livre.

Ce billet est la version française de Psychological Nativism (I): Chomsky and Cognitivism.
La suite de ce billet est: L'innéisme psychologique (II): Chomsky et l'histoire de la linguistique.

1) Empirisme et rationalisme :
Avant de formuler la solution du problème, Chomsky commence par comparer deux traditions philosophiques et scientifiques : l’empirisme et le rationalisme.

a) L’empirisme :

Chomsky, en se référant à l’empirisme, analyse les présupposés du béhaviorisme psychologique. Il souligne 3 caractéristiques propres à l’empirisme :
(E) L’environnement est le facteur déterminant dans l’explication des comportements :
« On a souvent abordé l’étude du développement de la personnalité, des schémas de comportement et des structures cognitives par des voies très différentes. On affirme, en général, que, dans ces domaines, l’environnement social est le facteur dominant. » (p 19)

(C) : Les caractères d’une espèce sont le produit d’une construction historique :
« Les structures de l’esprit qui, dans leur développement, échappent au temps sont considérées comme arbitraires et contingentes ; il n’y aurait pas de « nature humaine » en dehors de ce qui se développe comme produit spécifiquement historique. » (p 19

(G) : Les principes cognitifs sont généraux :
« Selon ce point de vue, typique de la spéculation empiriste, quelques principes généraux d’apprentissage, communs pour l’essentiel à tous les organismes (ou à quelques groupes importants d’entre eux), suffisent à rendre compte des structures cognitives acquises par les êtres humains. Ces structures comprennent les principes qui règlent et contrôlent le comportement humain. » (p 19)


b) Le rationalisme :

Par rationalisme, il faut entendre le mouvement psychologique dérivé de la tradition philosophique : le psychologisme innéiste ou nativiste.

Chomsky résume ainsi la position de l’innéisme :
« Ou pour le dire dans une formulation moins paradoxale, nos systèmes de croyance sont ceux que l’esprit, en tant que structure biologique, est destiné à connaître. Notre interprétation de l’expérience est déterminée par nos caractéristiques mentales. Nous atteignons la connaissance lorsque les « idées intérieures de l’esprit lui-même » et les structures qu’il crée s’adaptent à la nature des choses. » (p 16)

La proposition est un peu vague. On peut la paraphraser de la manière suivante : pour tout individu i d’une espèce E, alors son système de croyances C est fonction d’une faculté d’analyse et de recueil des data (FD) et d’une faculté ancrée biologiquement qui dispose des propriétés formelles conditionnant l’élaboration des croyances (FC) ; de telle sorte que i ne peut pas formuler des croyances autres que celles issues de la perception faite par FD à propos d’un objet O si i ne dispose pas des conditions nécessaires pour connaître O.

Par conséquent, il est très peu probable que des individus obtiennent des systèmes de croyances complexes et convergents s’ils se contentent de recueillir des data.


c) L’empirisme comme un obstacle :

Chomsky ne cache pas son mépris pour l’empirisme :

« L’audience dominante de l’empirisme dans la période moderne, en dehors des sciences naturelles, doit s’expliquer par des raisons sociologiques ou historiques. Cette position ne peut guère se recommander de preuves empiriques, ni de sa vraisemblance intrinsèque, ni de sa puissance explicative. Je ne crois pas qu’elle puisse attirer un chercheur capable de se défaire de la mythologie traditionnelle et d’aborder les problèmes avec un œil neuf. Elle est plutôt un obstacle, un barrage insurmontable à des recherches fructueuses, tout comme les dogmes religieux ont fait obstacle par le passé aux sciences naturelles. » pp 21-22

L’empirisme comme obstacle à la recherche scientifique ! On croirait lire Bachelard. L’accusation portée par Chomsky est très lourde : il soutient que l’empirisme est un dogme, une opinion présentée comme indiscutable, une croyance infondée qui se manifeste avec une allure « autoritaire », plutôt qu’une tradition avec des arguments rationnels.

Le problème qui se pose maintenant est de savoir 1) comment il parvient à démontrer la supériorité du rationalisme ; 2) comment il pense pouvoir répondre à la question posée en introduction (les caractéristiques a, b et c des systèmes de croyance) ; 3) comment les réponses aux problèmes 1 et 2 s’articulent 4) pourquoi la linguistique peut apporter une pièce déterminante dans ce débat.


2) Démonstrations de la validité de l’hypothèse de l’innéisme.

Chomsky ne commence pas par démontrer directement que l’hypothèse de l’innéisme est la meilleure pour rendre compte des problèmes cognitifs. Il utilise trois preuves indirectes (le ridicule, le modus tollendo ponens, la pauvreté du stimulus) avant de finir par la preuve directe.

a) L’argument du ridicule :

Chomsky est très polémique, voire un peu agressif, envers la tradition empiriste. Outre le passage cité en 1-a, on peut relever d’autres passages où il s’en prend à l’empirisme, plus avec des buts rhétoriques (susciter une adhésion et des émotions) qu’avec des arguments :

« Bien que nombre d’idées directrices de la tradition rationaliste soient plausibles et que celle-ci présente sur des sujets cruciaux des affinités avec le point de vue des sciences naturelles, elle a souvent été rejetée ou méconnue dans les recherches sur le comportement et les processus cognitifs. C’est un fait curieux dans l’histoire intellectuelle de ces derniers siècles que le développement physique et le développement mental aient été abordés par des voies tout à fait différentes. Personne ne prendrait au sérieux une proposition qui dirait que l’organisme humain apprend à travers l’expérience à avoir des bras plutôt que des ailes, ou que la structure de base d’organes particuliers est le résultat d’expériences fortuites. On considère plutôt comme allant de soi que la structure physique de l’organisme est déterminée génétiquement, même si, bien évidemment, la variation de coefficients comme la taille, la vitesse de développement, etc., dépend partiellement de facteurs externes. » p 18

L’argument du ridicule s’en prend à deux caractéristiques de l’empirisme (E) ou la thèse selon laquelle l’environnement est le facteur déterminant, et (C) ou la thèse selon laquelle les phénomènes cognitifs sont construits.

La comparaison entre les sciences naturelles et les sciences cognitives est très frappante. Mais elle repose sur un présupposé : toutes les sciences naturelles sont rationalistes et ne doivent rien à la tradition empirique. On est un peu surpris d’apprendre que la physique doit plus à l’approche rationaliste de Descartes qu’à l’empirisme de Newton. L’argument de Chomsky est donc très peu convaincant.


b) Le modus tollendo ponens :

L’argument suivant a un peu plus de rigueur formelle : ou a ou b, non b, donc a (modus tollendo ponens). Cet argument n’est pas explicitement formulé, mais on peut le reconstituer à partir du rejet constant de la tradition empiriste fait par Chomsky : soit l’alternative « empirisme ou rationalisme » qui a été exposée en premier partie, étant donné que l’empirisme est faux, alors nous devons admettre la vérité du rationalisme.

Cet argument n’est pas très convaincant : il est possible que les deux théories soient fausses ensemble.


c) L’argument de la pauvreté du stimulus et la théorie de l’apprentissage:

Cet argument a plusieurs formes chez Chomsky. J’en relève deux :

1) Version courte :
« Une langue humaine est un système remarquablement complexe. Pour un être qui n’y serait pas spécifiquement destiné, ce serait un exploit intellectuel remarquable que d’arriver à connaître une langue humaine. Or un enfant normal acquiert cette connaissance au terme d’une mise en contact relativement brève et sans apprentissage particulier » p 12
2) Version longue :
« Ainsi, il est clair que la langue acquise par chaque individu est une construction riche et complexe qui, malheureusement, est loin d’être déterminée par les faits fragmentaires dont nous disposons. C’est pourquoi les recherches scientifiques sur la nature du langage sont si difficiles et obtiennent des résultats si limités. La pensée consciente ne possède aucune connaissance préalable (ou, pour rappeler Aristote, elle ne possède qu’une connaissance préalable insuffisamment développée). Elle est ainsi mise en échec par le caractère limité des faits dont elle dispose et confrontée à un bien trop grand nombre de théories explicatives possibles, qui sont contradictoires entre elles tout en étant adéquates aux données. (…) Et pourtant, les individus d’une communauté linguistique parlent, pour l’essentiel, une même langue. Ce fait ne peut s’expliquer que par l’hypothèse selon laquelle ces individus utilisent des principes très restrictifs qui fondent la construction de la grammaire. De plus, il est bien clair que l’homme n’est pas fait pour apprendre une langue plutôt qu’une autre ; le système des principes est donc nécessairement une propriété de l’espèce. Et des contraintes fortes doivent nécessairement opérer pour restreindre la diversité des langues. Il est naturel que dans la vie quotidienne on ne soit attentif qu’aux différences entre les gens et que l’on néglige les régularités structurelles. Mais lorsqu’on cherche à comprendre quelle sorte d’organisme est réellement l’être humain, d’autres exigences s’imposent. » pp 20-21

Je reconstruis l’argument de la manière suivante :

Prémisses :
(A) Il y a des universaux linguistiques.
(B) Les enfants/individus n’ont qu’une expérience limitée des applications de ces universaux, insuffisantes pour qu’ils les rencontrent tous et qu’ils en connaissent toujours l’application correcte.
(C) Les enfants/individus appliquent les mêmes universaux correctement.

Conclusion :
(D) Donc l’expérience ne suffit pas pour expliquer l’apprentissage de la langue, il faut faire l’hypothèse d’une capacité innée des individus à connaître les universaux linguistiques.

Cet argument permet d’apporter des éléments de réponse aux problèmes 2, 3 et 4 formulés à la fin de la partie 1.
* (2) les caractéristiques a, b et c : les prémisses conduisent nécessairement à la formation de système de croyances convergent (a), corrects (b) et complexes (c).
* (3) la supériorité du rationalisme : en vertu des prémisses (A) et (B), l’empirisme est insuffisant. En utilisant le modus tollendo ponens, on aboutit à la supériorité du rationalisme.
* (4) le rôle de la linguistique : pour Chomsky, l’apprentissage de la langue est un cas exemplaire de la supériorité d’une position rationaliste. Il propose d’étendre l’approche rationaliste dans la linguistique à la totalité des sciences cognitives.

Peut-on admettre l’argument de la pauvreté du stimulus ? Formellement, il est indiscutablement correct. La seule manière de le discuter consiste à analyser les prémisses. Ce qui me paraît le plus discutable, c’est l’affirmation selon laquelle les enfants et les individus n’ont qu’un accès partiel à l’ensemble des universaux. Qu’est-ce que Chomsky entend par « expérience limitée », « non organisée » ? Veut-il dire qu’on ne trouve pas dans l’ensemble du corpus disponible (écrit ou oral) certaines applications des universaux ? Veut-il dire que des expériences de certains universaux linguistiques sont impossibles et ne peuvent donc que se trouver de manière innée dans les structures biologiques des individus ? Il n’y a aucune démonstration convaincante de l’impossibilité de l’expérience de certains universaux ou de certaines applications des universaux chez Chomsky. Et je ne vois pas vraiment comment on pourrait chercher à tester l’impossibilité de l’expérience des universaux linguistiques chez des individus.


3) De la formation des croyances à la constitution d’une théorie de l’apprentissage :

La preuve directe de la validité de l’hypothèse de l’innéisme se trouve dans une expérience de pensée qui met un chercheur imaginaire en quête d’une théorie de l’apprentissage. En feignant de chercher seulement les caractéristiques de cette théorie, il essaie de convaincre son lecteur du fait que l’hypothèse de l’innéisme est le seul moyen de répondre aux critères posés par une théorie de l’apprentissage et implicitement de répondre au problème que nous avons exposé initialement.

a) Expérience de pensée 1 : le chercheur et sa quête.

À partir de la page 23, il expose le cadre de l’expérience de pensée :
-Soit un chercheur qui cherche une théorie d’apprentissage TA.
-Il se donne un organisme O et un domaine cognitif D.
-Il essaie de trouver une théorie d’apprentissage de l’organisme dans le domaine cognitif : TA(O,D).
-Par exemple, s’il recherche une théorie de l’apprentissage du langage pour les hommes, il essaiera de trouver TA(H,L).


b) Expérience de pensée 2 : modification dans les variables.

Chomsky procède en faisant varier le point de vue sur TA(O,D).

-Y a-t-il une TA(O,D) qui soit valide, quel que soit O et quel que soit D ? « Prenons les êtres humains H comme O et les rats R comme O’ ; le langage L comme D et le parcours de labyrinthe P comme D’. S’il y avait une réponse même très approximative de la question 1, on s’attendrait à ce que les êtres humains fassent preuve, dans le parcours de labyrinthes, tout autant que dans le langage, d’une capacité d’apprentissage supérieure à celle des rats. (…) En réalité, il semble que les « rats blancs sont même capables de battre des étudiants dans ce type d’apprentissage » -l’apprentissage des labyrinthes. » pp 28-29.

Il semblerait donc que 1) dans un même organisme, l’apprentissage varie en fonction de D ; 2) dans différents organismes, le même D repose sur des capacités différentes.

-Y a-t-il une TA(O,D) qui soit valide pour un seul O, mais pour tous les D ? Pour le dire autrement, Chomsky se demande si tous les apprentissages, chez tous les individus de O, sont l’application de principes généraux. La réponse de Chomsky est assez décevante : c’est une idée dogmatique et on n’a pas de raison de s’attendre à l’existence de ces capacités générales.

-Y a-t-il une TA(O,D) qui soit valide, si on conserve le même O et si on rassemble D’, D’’, D’’’… id est tous les D qui présentent des caractères communs ?

« Il est raisonnable de supposer qu’il existe pour D, dans les limites de la capacité cognitive de O, un ensemble de schèmes qui définit la classe des structures cognitives susceptibles d’être acquises. » (p 32). Chomsky propose de retenir cette solution. Le chercheur suppose donc qu’il y a, pour un O donné, divers D qui permettent de construire des systèmes complexes, convergents et corrects, qui peuvent être connus grâce à une TA(O,D).


c) Expérience de pensée 3 : l’apprentissage linguistique:

-Le chercheur se demande ce qu’est TA, si O est les êtres humains (H) et si D est le langage (L). TA(H,L) ?
-Soit un enfant qui apprend en anglais à former des interrogations à partir de A :
A : The man is tall –is the man tall ?
-Le chercheur peut interpréter ce fait de la manière suivante : « L’enfant traite la phrase déclarative en commençant par le premier mot (i.e. de gauche à droite) et en allant jusqu’à ce qu’il rencontre la première occurrence du mot « is » (…) ; il antépose alors cette occurrence de « is » pour produire la question correspondante (…) » p 42. Cette hypothèse ne fait intervenir qu’une analyse de mots et la propriété « premier » appliquée à une séquence de mots.
-Mais cette hypothèse est fausse :
B : The man who is tall is in the room –is the man who tall is in the room ?
Et, selon Chomsky, les enfants formulent sans erreur :
C : The man who is tall is in the room –is the man who is tall in the room ?

Ce qui contraint le chercheur à former une autre hypothèse : « L’enfant analyse la phrase déclarative en syntagmes abstraits ; ensuite il repère la première occurrence de « is » (etc.) qui suit le premier syntagme nominal ; puis il antépose cette occurrence de « is » pour former la question correspondante. » (p 43). À la différence de la première hypothèse qui emploie une « règle indépendante de la structure », la seconde hypothèse fait intervenir une « règle dépendante de la structure », car l’enfant analyse des mots et des syntagmes ou des éléments structurels (syntagme nominal, syntagme verbal…).

-La règle dépendante de la structure ne peut pas être tirée de l’expérience selon Chomsky. Elle est innée. TA(H,L) est la théorie qui permet de rendre compte de toutes les structures cognitives qui ne sont pas tirées de l’expérience, qui déterminent ce qu’il est possible ou non de faire linguistiquement (Grammaire universelle qui définit les principes et les propriétés des langues) et des mécanismes d’application de ces principes.


d) Les problèmes :

-Quelles conclusions en tirer ? La formulation de TA(H,L) permet de former 1) une description de ce que peut être une résolution du problème des théories de l’apprentissage et d’orienter la recherche dans ce sens (valeur programmatique et descriptive) ; 2) une thèse qui remplacerait le dogme empiriste.

-Premier problème. Il peut être résumé par la formule tirée du Cid : « À combattre sans péril, on vainc sans gloire. » Je veux dire que la construction de l’empirisme par Chomsky est si faible, si caricaturale, qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il triomphe un peu trop facilement. Son traitement des expériences linguistiques des individus dans un environnement n’est pas rigoureux. Il s’appuie plus sur une intuition personnelle que sur de véritables travaux. On ne peut pas s’empêcher de penser que sa thèse néglige le rôle de l’environnement dans l’apprentissage et dans l’utilisation des mécanismes linguistiques. Il est possible que le béhaviorisme psychologique ait une interprétation insatisfaisante de ce rôle, mais on ne peut pas impliquer le fait que l’environnement est non déterminant dans l’apprentissage et l’utilisation des principes linguistiques du fait que le béhaviorisme ne parvient pas à interpréter de manière appropriée le rôle de l’environnement dans les comportements linguistiques.

-Second problème. Que veut dire "innée" ?


Conclusion :

L’hypothèse de l’innéisme est très intéressante, car elle met sur la piste de la réponse à un véritable problème : celui de l’existence de systèmes de croyances convergents, complexes et corrects pragmatiquement. Mais ce « hard nativism » est insatisfaisant.

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