Wednesday 7 January 2009

Be a Genius or Die: Weininger, Wittgenstein et Musil




Durant mes rares moments de paresse, en manière de passe-temps, je lis la biographie de Wittgenstein, écrite par Ray Monk. Le fil directeur du livre (dans les premiers chapitres) est l’écho du livre de Weininger, Sex and Character (1906), chez le jeune et le moins jeune Wittgenstein. En lisant ces pages consacrées à Wittgenstein, je n’ai pas pu m’empêcher de penser au roman de Musil, L’Homme sans qualités, de faire des rapprochements, peut-être un peu hasardeux.

Ce billet est la version française de Be a genius or die: Weininger, Wittgenstein and Musil.


1) Weininger et le génie :

Otto Weininger s’est suicidé à 23 ans, le 4 octobre 1903, quelques mois après avoir publié son livre Sex and Character, dans la maison de la personne qu’il considérait comme le génie parmi les génies : Beethoven.

Weininger est une figure typique de la Vienne fin de siècle. L’un des thèmes majeurs de son livre est la décadence des temps modernes. Il partage cette obsession avec Karl Kraus, Strindberg, Spengler (et avec les membres de la famille de Wittgenstein qui se sont suicidés). Il définit ainsi les temps modernes :

« … a time when art is content with daubs and seeks its inspiration in the sports of animals ; the time of a superficial anarchy, with no feeling for Justice and the State ; a time of communistic ethics, of the most foolish of historical views, the materialistic interpretation of history ; a time of capitalism and of marxism ; a time when history, life and science are no more thant political economy and technical instruction ; a time when genius is supposed to be a form of madness ; a time with no great artists and no great philosophers ; a time without originality and yet with the most foolish craving for originality. » (in Monk, cité page 20).

Dans Sex and Character, il analyse les tendances sociales et culturelles en termes de bipolarité générique : le masculin et le féminin. Le livre est divisé en deux parties, dans la première, il essaie de démontrer que les êtres humains sont « biologiquement constitués » par cette bipolarité. Seules les proportions diffèrent. Dans la seconde partie, il étudie le masculin et le féminin en tant que type psychologique et les considère comme des essences. L’essence du féminin c’est son absorption dans la sexualité, les sens et l’inconscient. L’essence du masculin, c’est sa capacité à être conscient, articulé… Le féminin est en dehors du règne moral parce qu’il ne dispose pas de la capacité de former des jugements et ne dispose pas de volonté. Ce qui conduit l’auteur à émettre un certain nombre de conclusions plus misogynes que les autres sur les femmes, mais qui ne nous intéresse pas ici. L’homme a le choix entre le masculin et le féminin : la conscience et l’inconscient, la volonté et l’instinct, l’amour et la sexualité. C’est le devoir de l’homme de choisir et la capacité avec laquelle il est capable d’embrasser au plus haut point l’essence masculine détermine sa qualité. S’il est proche du type, alors c’est un génie.

« The genius has the best developed memory, the greatest ability to form clear judgements, and, therefore, the most refined sense of distinctions between true and false, right and wrong. Logic and ethics are fundamentally the same ; they are no more thant duty to oneself. » (in Monk, cité page 24).

C’est pourquoi l’homme doit aimer le masculin en lui et être honnête avec lui-même. Et par aimer, il ne faut pas entendre, « désirer quelqu’un ». L’homme, selon Weininger, doit rejeter l’union avec la femme. Il en tire la conclusion suivante :

« non one who is honest with himself feels bound to provide for the continuity of the human race » (in Monk, cité page 25).

Et Weininger propose alors l’alternative suivante : si un homme ne peut vivre que selon le féminin, alors il n’a pas le droit de vivre. La seule vie qui est digne d’être vécue, c’est celle du génie, c’est la vie spirituelle. Mourir ou être un génie.


2) L’influence de Weininger sur Wittgenstein :

Je ne vais pas exposer l’ensemble des conséquences des propositions du livre de Weininger sur Wittgenstein, car ce serait refaire l’excellent travail de Ray Monk. Je ne vais faire que quelques remarques.

*L’obsession de la logique, de la clarté rationnelle, chez le jeune Wittgenstein à Cambridge :
« He has not a sufficiently wide curiosity or a sufficient wish for a broad survey of the world. It won’t spoil his work on Logic, but it will make him always a very narrow specialist, and rather too much the champion of a party –that is, when judged by the highest standards. » Lettre de B Russell à Ottoline, 1912 (in Monk, cité page 73).

*L’obsession du génie :
« Whenever I try to think about Logic, my thoughts are so vague that nothing ever can crystallise out. What I feel is the curse of all those who have only half a talent ; it is like a man who leads you along a dark corridor with a light and just when you are in the middle of it, the light goes out and you are left alone. » Lettre de Wittgenstein à Russell, 25 mars 1912.
Et Russell, dans une lettre à Ottoline commente ainsi : « Poor wretch ! I know his feeling so well. It is an awful curse to have the creative impulse unless you have a talent that can always be relied on, like Shakespeare’s or Mozart’s. » (cité pp 75-76).

*Le duel entre le sentiment de l’inutilité et la justification :
« And he (W.) himself, at the end of this term, told Russell that the happiest hours of his life had been spent in his rooms. But this happiness was caused not simply by his being allowed to follow his impulses, but also by the conviction that –as he had an unusual talent for philosophy- he had the right to do so. » (Monk, p 45.)

*Les affinités entre la logique et l'éthique (cf la citation de Weininger, plus haut: logique et éthique sont la même chose):
Tractatus, 6.13: "La logique est transcendantale."
Tractatus, 6.421: "L'éthique est transcendantale."


3) Weininger, Wittgenstein, Musil :

Il semblerait que l’auteur de l’Homme sans qualités nous présente un personnage qui a été sous l’influence de Weininger, puis, qui s’en détache lentement.

Le but d’Ulrich, je vous le rappelle, est, à la fin de son année de repos d’avoir identifié sa vocation, son talent ou, s’il n’en a pas été capable ou s’il est sans qualités, de mettre fin à ses jours.

Ulrich est obsédé par le génie avant de changer :

« Cet homme (Ulrich) qui était revenu au pays ne pouvait se rappeler une seule période de sa vie que n’eût pas animée la volonté de devenir un grand homme : Ulrich semblait être né avec ce désir. » (première partie, chapitre 9, p 56.)

« Il haïssait les hommes incapables (…) ; ceux qui ne vont pas jusqu’au bout, les timides, les douillets, ceux qui consolent leur âme avec des radotages sur l’âme et la nourrissent, sous prétexte que l’intelligence lui donne des pierres au lieu de pain, de sentiments religieux, philosophiques ou fictifs qui ressemblent à des petits pains trempés dans du lait. » pp 67-68

Puis vient la grande crise : un jour, il découvre qu’un cheval de course a été qualifié de « génial » (première partie, chapitre 13 : Un cheval de course confirme en Ulrich le sentiment d’être un homme sans qualités).

Ulrich a cessé de chercher sa vocation du côté des ingénieurs (tout comme Wittgenstein) et s’est concentré sur les mathématiques (tout comme Wittgenstein). La crise arrive de la manière suivante : Ulrich lit un journal dans lequel se trouve un compte-rendu d’une course d’équitation : « Le cheval, en effet, a toujours été l’animal sacré de la cavalerie (Ulrich chercha à devenir un grand homme dans l’armée) ; dans sa jeunesse encasernée, Ulrich n’avait guère entendue parler que de femmes et de chevaux, il avait échappé à tout cela pour devenir un grand homme, et voilà qu’au moment même où, après des efforts divers, il eût peut-être pu se sentir proche du but de ses aspirations, le cheval, qui l’y avait précédé, de là-bas le saluait… » p 66

L’argument : « Tout cela (l’idéal du génie comme but) reste bel et on tant qu’on n’est pas obligé de ramener son regard des visions lointaines à la proximité du présent, tant qu’il ne vous a pas fallu apprendre qu’entre-temps un cheval de course est devenu génial. » p 68

Il est par ailleurs difficile de ne pas faire des rapprochements entre les thèses de Weininger et certains aspects du texte de Musil.
*Walter est le portrait parfait de l’individu qui, comme le dit Russell, à l’impulsion de la créativité, mais manque du talent pour l’appliquer.
*Clarisse est le portrait exact de la réduction du génie à la folie.
*…

Musil et Wittgenstein sont peut-être partis du même point (Weininger et son intégrisme moral), mais n’ont pas pris la même voie. Wittgenstein a suivi le chemin tracé par Weininger ; tandis que Musil a montré l’échec de cette pensée tout en proposant d’autres possibilités.

Ray Monk, Ludwig Wittgenstein : the Duty of a Genius, Vintage, London, 1991.
Robert Musil, L’Homme sans qualités, trad. Jaccottet, ed. Cometti, coll. Don des langues, Seuil, Paris, 2004.
Otto Weininger, Sex and Character, Heinemann, 1906.
Ludvig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad Granger, Gallimard, Paris, 1993.

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