Friday 16 January 2009

L'Innéisme psychologique (II): Chomsky et l'histoire de la linguistique

Le travail linguistique de Chomsky a deux pans : 1) des recherches sur la langue humaine ; 2) une défense de l’importance du rationalisme ou du nativisme psychologique dans l’histoire des idées. Dans un billet précédent, j’ai essayé de donner quelques aperçus sur le premier pan. Je voudrais maintenant présenter le second pan de son travail, à travers un « commentaire » de son ouvrage La Linguistique cartésienne.

Le point de départ est le suivant : le nativisme psycholinguistique est une tradition philosophique et scientifique. La question qui se pose est celle du statut des travaux passés face à la recherche contemporaine : sont-ils, sur tous les aspects, erronés ? sont-ils incomplets ? comportent-ils des intuitions qui peuvent être développées ? certaines affirmations qui ne pouvaient être appuyées par l’expérience alors peuvent-ils aujourd’hui être inscrit dans des protocoles expérimentaux ?

La thèse selon laquelle ces travaux sont inutiles et erronés est, selon Chomsky, bien répandue dans la « linguistique moderne », autrement dit, au sein du courant béhavioriste : « …aujourd’hui encore, on méconnaît largement ces contributions du passé, ou on les considère avec un mépris non dissimulé. » (p 15).

La thèse de Chomsky est en opposition avec la volonté de rupture introduite par le béhaviorisme. Il soutient que la recherche actuelle peut tirer des bénéfices considérables de son passé : cet héritage, c’est son tremplin. La recherche contemporaine peut s’appuyer sur les études passées pour faire progresser l’étude du langage.

A) La linguistique cartésienne et son histoire, selon Chomsky :

a) Le classicisme cartésien ou le point de départ de l’histoire du rationalisme :

Le début de la linguistique traditionnelle et rationaliste correspond au début de la science moderne. On la trouve formulée chez Descartes et chez les cartésiens.

Lettre de Descartes à Henry More, de 1649 (citée page 24) : « … bien que toutes (les bêtes) nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim ou d’autres états semblables, par la voix ou par d’autres mouvements du corps, jamais cependant jusqu’à ce jour on n’a pu observer qu’aucun animal en soit venu à ce point de perfection d’user d’une véritable langage, c’est-à-dire d’exprimer soit par la voix soit par les gestes, quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et non à l’impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d’une pensée latente dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d’esprit, ceux auxquels manquent la parole et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en user ; c’est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les hommes et les bêtes. »

La linguistique cartésienne hérite de l’ontologie et de l’épistémologie cartésienne. Pour expliquer le comportement animal, Descartes trouve suffisant de postuler que les animaux sont des automates, des machines, réglées par la causalité.

Le langage animal ne peut donc être qu’automatique. Pour l’expliquer, il suffit de comprendre ce qui a causé l’émission de la voix ou le mouvement. Cette explication par les causes est satisfaisante, aux yeux de Descartes, puisque le langage animal est conçu comme une réponse à un ou plusieurs stimuli.

Mais cet externalisme épistémologique et cet antimentalisme ne sont pas suffisants pour expliquer le langage humain. L’homme a des capacités uniques qui ne peuvent pas être expliquées de la même manière. Le langage de l’homme est indépendant des stimuli : l’homme peut innover, peut se soustraire de ses impulsions, peut métacommenter son langage…
« Le lieu où s’exprime la différence essentielle entre l’homme et l’animal est le langage humain, et en particulier la capacité qu’a l’homme de former de nouveaux énoncés qui expriment des pensées nouvelles, adaptés à des situations nouvelles. » (pp 18-19.)

La place du langage est essentielle : c’est parce que certaines créatures disposent du langage et que d’autres n’en disposent pas que Descartes introduit une bipartition dans le monde des créatures ; et c’est parce que certaines créatures manifestent des capacités linguistiques réelles que d’autres créatures douées d’un esprit peuvent reconnaître en celles-là des créatures ayant un esprit. Le langage, découlant des capacités uniques de l’homme, permet aux hommes de se reconnaître en tant qu’homme. Il est un signe de la communauté humaine ou de l’unité de son espèce.


b) L’Aufklärung :

L’Aufklärung hérite de la linguistique cartésienne telle qu’elle est formulée chez Descartes et chez les cartésiens (notamment Cordemoy). Chomsky commente les travaux de W. Humboldt pour présenter l’héritage de la linguistique cartésienne à l’âge des Lumières.

« Pour Humboldt, toute description adéquate du langage doit remonter au système fini de principes génératifs qui déterminent les éléments linguistiques particuliers ainsi que leurs relations, et qui sont à la base de la variété infinie des actes linguistiques que l’on peut accomplir de façon significative. » p 45

Pour Humboldt comme pour Descartes, une explication satisfaisante du langage humain ne peut pas satisfaire d’aspects mécanistes et doit prendre en compte ce qui sous-tend les actes effectués dans un langage. Le langage est un organe de la pensée et c’est en expliquant la pensée, l’esprit, qu’on explique le langage.

Humboldt précise que tout n’intéresse pas le langage qui se trouve dans la pensée. Seul ce qui concerne la forme est pertinent :

« Il y a un facteur constant et uniforme qui sous-tend ce « Travail de l’Esprit » ; c’est ce facteur que Humboldt appelle la « Forme » du langage. Dans le langage, sont seules fixes les lois sous-jacentes de la génération des phrases. L’étendue et le caractère de l’intervention de ce procès génératif dans la production effective de la parole (…) demeurent entièrement indéterminés (…).
Le concept de Forme comprend les « règles syntactiques » aussi bien que les règles de « morphologie lexicale » et les règles de formation des concepts qui déterminent la classe des « substantifs ». » (p 42)

Ainsi les « principes génératifs qui déterminent les éléments linguistiques » sont les lois qui régissent la syntaxe, la morphologie et la sémantique. Ces principes se retrouvent à la base de toutes les langues. Ils sont communs à toutes les langues, autrement dit, ils sont« universels ».
Humboldt insiste sur un aspect moins important chez Descartes : ces principes sont « génératifs », c’est-à-dire qu’ils permettent d’engendrer un nombre indéfini de phrases.


c) Le romantisme :

Le romantisme sera particulièrement sensible à ce dernier aspect. Certes, le romantisme insistera aussi sur l’indépendance du langage humain à l’égard des stimuli :

« Herder ne considère pas tout la raison comme une « faculté de l’esprit » ; il la définit plutôt comme l’indépendance face au contexte des stimuli ; il essaie de montrer comment cet avantage naturel autorise (…) les hommes à développer le langage. » (pp 34-35)

Mais l’indéfinité de la production des phrases, c’est-à-dire la dimension créatrice de l’esprit humain est ce qui retient le plus son attention :

A W Schlegel établit cette distinction (entre la forme organique et la forme mécanique) comme suit :

"La forme est mécanique quand elle est communiquée par une force extérieure à n’importe quel matériau, comme une addition accidentelle, sans tenir compte de ses qualités ; ainsi, lorsque nous donnons une forme précise à une masse malléable afin qu’elle puisse la conserver après avoir durci. Rappelons-le, la forme organique est innée ; elle se déploie de l’intérieur, et acquiert ses particularités avec le développement parfait du germe.
Et Coleridge paraphrase en ces termes :
Il y a forme mécanique, quand nous communiquons à n’importe quel matériau donné une forme pré-établie, qui n’est pas nécessairement due aux propriétés de ce matériau ; ainsi, quand nous donnons à une masse d’argile la forme qu’il nous plaît de lui voir conserver une fois durcie. En revanche, la forme organique est innée ; elle prend corps et se développe de l’intérieur, et la plénitude de son développement ne fait qu’un avec la perfection de sa forme extérieure. Telle est la vie, telle la forme. La Nature, artiste suprême et bienveillant, aux pouvoirs divers et inépuisables, est également riche de formes inépuisables –chaque extérieur est la physionomie de l’être en son dedans- sa véritable image reflétée et projetée hors du miroir concave. » (pp 45-46)

Unité entre la source de la forme organique son produit. Analogie entre l’artiste et la Nature. Diversité et indéfinité des produits. La dimension créatrice de l’esprit est articulée à une théorie esthétique. Et l’indéfinité de l’engendrement des phrases est le reflet des possibilités de l’esprit.


d) La catastrophe béhavioriste ou la rupture dans l’histoire des idées :

Puis vient la grande catastrophe ou l’élément perturbateur dans la narration de ce conte sur le monde enchanté de la linguistique cartésienne : la « linguistique moderne » ou la linguistique béhavioriste.

« Mise en exergue, souvent citée, la remarque de Whitehead (« On peut décrire de façon brève et suffisamment exacte la vie intellectuelle des races européennes durant les dernières deux vent vingt-cinq années en disant qu’elles ont vécu sur le capital accumulé des idées que leur léguait le génie du XVIIe siècle. » A. N. Whitehead, Science and the Modern World. Cité en exergue, p 13) fournit une base utile pour une discussion sur l’histoire de la linguistique dans la période moderne. En ce qui concerne la théorie de la structure du langage, le jugement s’applique bien au XVIIIe et au début du XIXe siècle. En revanche, la linguistique moderne s’est délibérément dissociée de la théorie linguistique traditionnelle ; elle a tenté de construire une théorie du langage entièrement nouvelle et indépendante. Les linguistes professionnels se sont en général peu intéressés aux contributions apportées à la théorie linguistique par la tradition européenne antérieure ; ils se sont occupés de sujets forts différents, à l’intérieur d’un cadre intellectuel impropre à les rendre sensibles aux problèmes qui avaient suscité les études linguistiques plus anciennes, et mené aux résultats atteints jusqu’alors ; aujourd’hui encore, on méconnaît largement ces contributions du passé, ou on les considère avec un mépris non dissimulé. » p 15

Dans Réflexions sur le langage (chapitre 1), les caractéristiques de la linguistique béhavioriste sont : 1) l’environnement est le facteur déterminant ; 2) l’esprit est le produit de son histoire ; 3) il n’y a pas de capacité pré-spécifiée, mais une capacité générale d’apprentissage et de connaissance.

Avec ces caractéristiques, on comprend que la linguistique moderne ait voulu faire table rase de son passé et ne puisse utiliser les travaux de ses prédécesseurs. 1) La détermination du langage par l’environnement nous renvoie à la conception mécaniste du langage en termes de réponse à un stimulus ; 2) La production a posteriori de l’esprit humain est en contradiction directe avec la dimension a priori de l’esprit dans la linguistique cartésienne ; 3) l’absence de pré-spécification de l’esprit contredit l’importance de la forme de l’esprit dans la linguistique cartésienne.

Toutefois, Chomsky surestime la violence de la rupture dans l’histoire de cette science. On ne peut pas ne pas être frappé, à la lecture de ce livre, par la volonté de Chomsky de vouloir représenter cet épisode comme un « cheveux sur la soupe », étranger à l’histoire des idées et tout à fait hors de propos. Certes, Chomsky ne veut que présenter la linguistique cartésienne, mais il ne peut pas en tirer la conclusion qu’elle fut la seule linguistique de l’histoire. Elle fut constamment débattue. L’opposition entre le rationalisme et l’empirisme est constitutive de l’histoire de la linguistique. F. Cowie, dans What’s Within ? Nativism Reconsidered (Oxford University Press, 1998 ; à noter qu’une réponse de Fodor est disponible sur sa page personnelle) a le mérite de montrer cette opposition dans une partie du débat.



B) Nativisme psychologique, linguistique contemporaine et linguistique cartésienne :

a) La critique de la linguistique cartésienne par la linguistique chomskyenne :

Il y a deux types de critique : celles qui portent sur des œuvres attribuables à un auteur ; celles qui portent sur la linguistique cartésienne de manière générale.

*Critique spécifique à un auteur :

Je retiens celle qui est adressée à Humboldt.

« En dépit de tout l’intérêt qu’il porte ainsi à l’aspect créateur du langage et à la forme en tant que procès génératif, Humboldt ne va pas jusqu’à affronter la question essentielle : quel est le caractère exact de la « forme organique » dans le langage ? Il n’essaie pas, me semble-t-il de construire des grammaires génératives particulières ou de déterminer le caractère général de ces systèmes, le schéma universel auquel se conforme toute grammaire. » p 54

Le langage, chez Humboldt, c’est l’opposition entre des formes fixes et une force créatrice. Les formes fixes sont les règles de la génération des phrases. La force créatrice, c’est celle de l’esprit. Le langage, c’est l’activité de ployer les formes fixes, constantes, aux volontés de l’esprit. Le langage est donc un medium grâce auquel l’esprit tente d’exprimer son vécu face à des situations inédites.

On a vu plutôt l’opposition entre la forme mécanique et la forme organique. La forme mécanique est une addition accidentelle à un matériau. La forme organique est innée, se développe automatiquement et indépendamment du reste, mais en harmonie avec ce qui est son matériau. Le langage est une forme organique.

Mais Chomsky reproche à Humboldt d’avoir laissé indéterminées ces règles génératives. Je rappelle qu’une grammaire est dite « générative » si l’ensemble des règles définit récursivement un ensemble d’objets ou si le premier « engendre » le second. Certes, on sait que la forme organique comprend des règles syntactiques, des règles de morphologie lexicale et des règles sémantiques. Et Chomsky fait un rapprochement éclairant entre le concept de Urform chez Goethe et le concept de forme organique chez Humboldt pour comprendre ce dernier. Mais le concept de Urform est assez mystérieux : c’est une condition de possibilité biologique, une manière d’unifier et d’expliquer l’ensemble des manifestations du vivant, qui fut postulée lors de ses recherches sur les plantes. Mais expliquer le mystérieux par le mystérieux ne nous avance pas beaucoup.

*Critique générale adressée à la linguistique cartésienne :

« Mais il y a une critique plus sérieuse à faire : la tradition de la grammaire philosophique se limite trop à une simple description des faits –elle est insuffisamment « raisonnée » ; en d’autres termes, il me semble que les fautes (ou les limites) de cette œuvre sont exactement le contraire de celles que la critique moderne lui a imputées. Les grammairiens philosophes réfléchissaient sur un vaste ensemble d’exemples particuliers ; pour chaque exemple, ils essayaient de montrer quelle structure profonde est sous-jacente à la forme de surface, et exprime les relations entre les éléments qui en déterminent le sens. (...). A lire ces œuvres, on est constamment frappé par le caractère ad hoc de l’analyse, même quand elle semble correcte au niveau des faits. On y propose une structure profonde qui véhicule effectivement le contenu sémantique, mais le fondement de cette sélection (au-delà de la simple correction des faits) n’est généralement pas formulé. Ce qui manque, c’est une théorie de la structure linguistique qui soit articulée avec assez de précision, et qui soit suffisamment riche pour supporter le poids de la justification. » (pp 92-93)

L’attaque ne porte pas sur la validité des résultats obtenus, mais sur la méthodologie employée par la linguistique cartésienne. Les linguistes de la tradition cartésienne cherchent à découvrir la structure profonde sous-jacente à la structure de surface et les liens qui relient l’une à l’autre. La structure profonde est ce qui détermine le contenu sémantique attribué à une phrase. La structure de surface est ce qui détermine la forme phonétique de la phrase.
Chomsky reproche à la linguistique cartésienne de ne pas être assez rationnelle, c’est-à-dire de ne pas formuler explicitement la méthode qui permet mécaniquement de décider entre les structures profondes quand il s’agit de découvrir une structure profonde et son lien à une structure de surface. Il lui manque une sorte d’ « algorithme ».

Cet « algorithme » ne peut être, selon Chomsky, qu’une « hypothèse de base sur la nature générale du langage » (p 93), au sens où une théorie du langage permettrait de justifier la distribution des relations entre les structures profondes et les structures de surface. Je crois que l’hypothèse sur la nature générale du langage désigne certains états mentaux ou certaines capacités mentales fonctionnellement spécifiées par la maîtrise du langage.
Chomsky profite de cette critique pour s’en prendre encore une fois à l’empirisme. Il lui reproche de n’avoir pas compris la grammaire cartésienne. Son objection serait fausse. Mais on imagine que si les empiristes ont reproché à la linguistique cartésienne d’être trop raisonnée, alors l’empirisme souffre plus encore que cette dernière de l’absence de rationalité. On voit donc que Chomsky s’en prend autant à la linguistique moderne qu’à la linguistique cartésienne. Les deux souffrent cruellement de l’absence d’une hypothèse sur la nature du langage.

La critique effectuée par Chomsky ne remet pas en question fondamentalement le projet de la linguistique cartésienne. Ces critiques ne mettent en évidence que des défauts, des imperfections.

C’est pourquoi on peut interpréter la linguistique chomskyenne comme un prolongement ou un perfectionnement de la linguistique cartésienne.


b) Continuité entre la linguistique cartésienne et la linguistique chomskyenne :

Les affinités entre les deux linguistiques sont très nombreuses. Je n’en souligne que deux.

*Continuité thématique :

L’objet de la linguistique cartésienne, c’est ce qui sous-tend la dimension effective du langage :

« Selon la doctrine qui est au centre de la linguistique cartésienne, les traits généraux de la structure grammaticale sont communs à toutes les langues et reflètent certaines propriétés fondamentales de l’esprit. C’est cette hypothèse qui a conduit les grammairiens philosophes à se concentrer sur la grammaire générale plutôt que sur la grammaire particulière, et c’est elle encore qui s’exprime dans l’idée de Humboldt selon laquelle une analyse profonde révélera une « forme de langage » commune et sous-jacente aux différences nationales et individuelles. Il existe donc des universaux linguistiques qui imposent des limites à la diversité du langage humain. L’étude des conditions universelles qui prescrivent la forme de tout langage humain la « grammaire générale ». Ces conditions universelles, on ne les apprend pas ; elles fournissent plutôt les principes d’organisation qui permettent d’apprendre une langue, et qui doivent exister pour que l’on passe des données au savoir. Attribuer de tels principes à l’esprit et en faire une propriété innée permet de rendre compte d’un fait tout évident : le locuteur d’une langue sait beaucoup de choses qu’il n’a pas apprises. » (p 96)

On retrouve les thèses principales de la linguistique chomskyenne :
1) L’innéité de la capacité linguistique.
2) La capacité linguistique est la condition nécessaire pour apprendre et maîtriser le langage.
3) L’ensemble des propriétés qui constituent la capacité linguistique est l’ensemble des universaux.
4) On reconnaît l’argument de la pauvreté du stimulus.
En bref, le véritable objet des linguistiques cartésienne et chomskyenne, c’est une capacité imputable à un esprit.

*Continuité conceptuelle :
« En bref, le langage [dans la Grammaire de Port-Royal] a un aspect interne et aspect externe. On peut étudier une phrase à partir de la façon dont elle exprime une pensée ou à partir de sa forme physique, en d’autres termes, du point de vue de l’interprétation sémantique ou du point de vue de l’interprétation phonétique.
Pour user d’une terminologie récente, nous pouvons distinguer « la structure profonde » d’une phrase de sa « structure de surface ». La première est la structure abstraite et sous-jacente qui détermine l’interprétation sémantique ; la seconde est l’organisation superficielle d’unités qui détermine l’interprétation phonétique et qui renvoie à la forme physique de l’énoncé effectif, à sa forme voulue ou perçue. » (p 62)

Il semblerait que la linguistique cartésienne ait trouvé chaussure à son pied dans le cadre conceptuel de la linguistique chomskyenne, puisque la traduction des aspects interne et externe en structure profonde et de surface ne semble poser aucun problème. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres des « traductions » opérées par Chomsky.

c) Chomsky et Humboldt :

Le dernier aspect que je voudrais évoquer est celui de l’affinité entre Chomsky et les auteurs qu’il étudie. Y a-t-il un auteur qui semble retenir plus particulièrement l’attention de Chomsky ?

Un indice nous met sur la piste : l’auteur auquel il consacre le plus de pages est probablement Humboldt. Vient s’ajouter le fait que la description de la théorie linguistique de Humboldt présente beaucoup de similarités avec la théorie de Chomsky : la priorité du génétique ; l’identification de la théorie linguistique à l’analyse des compétences linguistiques… Mais l’un des arguments, à mes yeux, les plus déterminants est l’analyse des conséquences politiques de la théorie linguistique de Humboldt :

« Finalement on remarquera que la conception du langage doit être chez Humboldt mis en rapport avec les écrits touchant la théorie sociale et politique, et avec le concept de nature humaine qui en constitue le fondement. On a dit de Humboldt qu’il était « le représentation le plus éclatant en Allemagne » de la doctrine des droits naturels et de l’opposition à l’État autoritaire. Sa dénonciation du pouvoir excessif de l’État (et de toute foi dogmatique) a pour base un plaidoyer en faveur du droit humain fondamental de développer pour chacun son individualité propre, à travers une activité créatrice significative, et une pensée sans entraves… » (p 49)

Il est difficile de ne pas faire un rapprochement entre la pensée politique de Humboldt et l’autre pan de la réflexion de Chomsky : le militantisme politique. Les opinions de Chomsky sont bien connues : critique de l’autoritarisme, défense de la liberté d’expression, dénonciation de la prétention des États…

La pensée de Humboldt paraît être donc une source importante pour la genèse de la pensée de Chomsky.


Noam Chomsky, La Linguistique cartésienne, un chapitre de l’histoire de la pensée rationaliste, in La Linguistique cartésienne, suivi de La Nature formelle du Langage, trad Delanoë et Sperber, Seuil, Paris, 1969.
Noam Chomsky, Cartesian Linguistics : A Chapter in the History of Rationalist Thought, Harper and Row, New York, 1966.



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